Voici une partie de mon expérience en Chine que j'avais décidé de ne pas inclure dans mon blogue au moment où c'est arrivé. Un très gros ''pensez-y bien'' lorsque vous déménagez à l'étranger...
Peu importe
dans quelle ville vous vous trouvez, lorsque vous emménagez dans un nouvel
appartement vos voisins sont habituellement simplement des connaissances sans
trop grand impact sur le déroulement de votre quotidien. Au mieux, vous faites
connaissance et profitez parfois de vos relations pour emprunter quelques items
ménagers, mais vos interactions restent banales. Cependant, lorsque vous
décidez d’accepter un travail à l’étranger et de déplacer votre vie à des
milliers de kilomètres de la maison, les gens que vous rencontrez dans votre
nouvel environnement deviendront rapidement part entière de votre vie de tous
les jours. La promiscuité créée par un fort désir d’appartenance tisse des
liens allant bien au-delà d’un simple échange de bons services entre voisins et
des amitiés solides se forgent. Qu’arrive-t-il alors lorsque le malheur frappe
et que vous êtes soudainement responsable de faire respecter les dernières
volontés d’un parfait étranger?
Lors de ma
première semaine de travail, je rencontre mon voisin de palier, Terry, un
enseignant américain de 53 ans faisant partie de la poignée d’expatriés vivant
à Shangqiu. Au fil de nos discussions et de nos sorties en ville, nous nous
découvrons quelques intérêts communs qui suffisent à faire naître une belle
complicité, malgré une différence d’âge qui pourrait en contexte normal, poser
une barrière considérable à notre amitié. Après tout, nous ne sommes que six
étrangers travaillant pour l’école alors nous restons solidaires et mon
acceptation dans le groupe est naturelle.
Chaque jour, il m’attend au retour du travail pour discuter de mon
expérience en classe et échanger quelques conseils de vétéran, car il travaille
dans la ville depuis maintenant six ans. Après quelques visites chez lui, il me
présente le jeune Lechung qu’il héberge dans son appartement, s’assurant ainsi
la présence d’un traducteur à portée de main et d’un ami fidèle qui semble
toujours prêt à faciliter nos sorties en ville et nos échanges avec les
habitants de Shangqiu. Cependant, à force de côtoyer les deux colocataires, je
commence bien à me douter que leur relation est beaucoup plus forte qu’une
simple amitié, mais l’homosexualité étant tabou en Chine, je décide de ne pas
partager mes réflexions. Au fil des semaines, Terry commence à se plaindre d’un
mal de dents et envisage de se rendre à Shanghai avec Lechung pour visiter un
dentiste étranger.
Vendredi
matin, je suis au beau milieu de ma leçon lorsque mon téléphone cellulaire
sonne. Gênée d’avoir oublié d’éteindre la sonnerie, je m’empresse d’ignorer
l’appel de Lechung croyant qu’il souhaite m’inviter à dîner et décide de le
rappeler plus tard. Ce n’est que lorsque je retourne à mon appartement que je
remarque que quelque chose ne va pas. Devant la bâtisse sont stationnés une
dizaine d’auto-patrouilles chinoises et mon amie canadienne m’attend à l’écart
de la foule. La voix brisée par l’émotion, elle m’apprend la nouvelle qui
bouleversera notre petite communauté d’expatriée : Le matin même, Terry a
été retrouvé mort dans son appartement par Lechung. En état de choc, nous
marchons toutes les deux vers la foule qui se multiplie devant mon édifice.
Entre les policiers qui s’affairent à créer un périmètre pour contrôler
efficacement une situation qu’ils n’ont jamais vécu, de plus en plus de curieux
s’entassent dans la petite ruelle pour être témoin de la scène. Tout à coup,
mon amie devient extrêmement agitée et s’élance avec force vers un policier qui
tente de guider une équipe de la télévision chinoise sur la scène de
l’accident. Elle veut empêcher à tout prix que la mort de notre compatriote
soit tournée en phénomène de foire. Alors qu’elle mène une discussion agitée
avec le chef de la police chinoise afin d’établir un quelconque protocole,
j’aperçois Lechung au milieu de la foule, complètement perdu et bouleversé. Les
autorités de l’école sachant qu’il était proche de Terry, sans toutefois
connaître l’étendue de leur relation, le bombarde de questions et lui demande
d’agir en tant qu’interprète. Le pauvre jeune homme, ne sait plus où donner de
la tête, complètement paralysé par son deuil. Je m’approche de lui et glisse
mon bras autour de sa taille pour lui apporter un mince réconfort dans ce
moment catastrophique. Personne ne sait la raison exacte de la mort de Terry,
mais tous les signes semblent pointer vers une crise cardiaque.
Exceptionnellement, la veille Lechung avait décidé de dormir dans le dortoir
pour terminer un travail et la culpabilité d’avoir peut-être pu sauver son
compagnon s’il avait été présent, l’atteint profondément.
Finalement,
on me demande de rejoindre mon appartement et lorsque j’arrive chez moi, je
remarque qu’une trentaine de policiers sont entassés dans le logement de Terry,
quelques-uns effectuant l’enquête, mais la plupart seulement curieux de voir de
leurs propres yeux la demeure d’un étranger. Frustrée et impuissante, je
m’assois dans mon salon et écoute à travers la porte le va et vient des
enquêteurs. Quelques heures plus tard, la dépouille de Terry est transportée à
la morgue, mais ce n’est que la première étape d’une saga complexe qui mènera finalement
à son rapatriement, presque quatre semaines plus tard.
Le
lendemain matin, on cogne à ma porte à l’aube et Lechung n’ayant visiblement
pas dormi de la nuit me demande s’il peut entrer. Je lui offre une tasse de thé
et nous nous assoyons en silence, préférant partager par des regards toute la
détresse qui l’habite. En quelques heures son univers vient de basculer et en
demandant la compagnie d’une étrangère, il cherche à retrouver quelques bribes
de l’environnement familier dont il avait l’habitude avec Terry. Je comprends
qu’il a perdu en une seule nuit son ami le plus proche et son partenaire de vie
qui lui permettait d’imaginer un futur bien différent de celui des jeunes
chinois de son âge. Il sera maintenant forcé de réintégrer la communauté
étudiante et il perdra tous les privilèges auxquels il avait droit par
l’entremise de sa relation avec un étranger. Plus tard dans la journée, il
reste à mes côtés alors que la police locale me fait subir un interrogatoire
pour éclaircir les circonstances de la tragédie.
Dans les semaines qui suivent, mes amis
canadiens entrent en contact avec la famille du défunt, mais étant donné
qu’aucun des membres ne peut se déplacer en Chine pour récupérer la dépouille,
nous sommes mis en charge de nous occuper de l’attribution de ses biens et des
funérailles chinoises. L’ambassade canadienne à Pékin tente de nous aider du
mieux qu’elle le peut à organiser le rapatriement du corps, mais la
bureaucratie chinoise est extrêmement complexe et le processus laborieux semble
s’immobiliser à chacune des étapes. Malheureusement, l’accident de Terry est inattendu et il n’aura laissé aucune
instruction en cas de problème médical. Nous sommes donc laissés à interpréter
sa volonté en décidant des détails de sa succession et de ses funérailles. Une
chose est certaine, pour lui, toute sa vie était à Shangqiu et il aurait voulu
que la majorité de ses effets personnels aillent à Lechung afin de lui
permettre de vivre une vie meilleure. Aux États-Unis, la famille de Terry
décide aussi qu’il vaut mieux léguer ses possessions matérielles au jeune
chinois et ne demande qu’à recevoir quelques items personnels en mémoire du
défunt. Le passage de Terry à Shangqiu aura changé la vie de plusieurs et c’est
par une cérémonie sobre où les traditions des deux pays sont respectées que
nous lui payons nos derniers respects. Finalement, c’est sans autopsie que ses
cendres seront renvoyées aux États-Unis où sa famille pourra enfin vivre son
deuil.
Lorsqu’on
accepte un emploi à l’étranger, on imagine toujours vivre une expérience unique
mais en pensant rarement qu’un accident inattendu pourrait nous empêcher à
jamais de remettre les pieds au pays. J’aimerais vous dire que l’histoire de Terry
a encouragé l’adoption de procédures plus rapides pour le rapatriement des
étrangers de Shangqiu, mais sans la détermination de mes collègues canadiens et
leur travail acharné, son décès aurait probablement été laissé aux mains de la
bureaucratie chinoise et qui sait combien de temps aurait passé avant que la
famille ne puisse vivre son deuil. Pour moi, la mort de Terry a signifié le
départ d’un ami cher et le début d’une recherche de nouveaux points de repères
dans ma communauté sans ce mentor qui avait été si généreux de sa présence.
L’incident a surtout déclenché un dialogue au sein de notre groupe
d’expatrié sur l’importance, pour chacun d’entre nous, de la mise en place d’un
réseau en cas d’urgence et d’une procédure à suivre si le malheur venait aussi
à nous frapper. Je dois dire qu’il n’y a pas un seul jour passé à Shangqiu où
je n’ai pas eu une pensée pour mon voisin de pallier lorsque je suis entrée
dans mon appartement et que j’ai vu la porte de son logement. En ce matin
d’octobre, la vie de Lechung aura aussi basculé à tout jamais, lui faisant
perdre la seule personne qui acceptait un mode de vie tabou dans son pays où
l’amour entre deux hommes ne sera jamais reconnu comme plus que de l’amitié.
Aux yeux de notre communauté universitaire, il a perdu une figure paternelle,
mais je saurai toujours qu’il ne pourra jamais avouer à personne avoir perdu
son premier amour. À ce jour et pour plusieurs années à venir, l’appartement de
Terry restera inhabité en sa mémoire.
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